Éditorial
Miroir pour briser les frontières de nos ghettos culturels…
Selon que l’on soit sur la côte ou sur la caravelle, les interrogations autour des cultures créoles sont formulées différemment :interrogations sur leur authenticité pour celui qui, se trompant d’Indes, débarque en conquérant ; interrogations sur leur densité pour celui qui, de la côte, constate les autres débarquer de leurs caravelles. L’authenticité, voilà un bien grand mot qui exige aux cultures créoles de brandir leur originalité, de témoigner de leur vraie part, de faire acte de non spoliation ; Madame veuillez nous prouver que cette djellaba que vous portez est bien une production de votre culture ; Monsieur, le vodou n’est pas une religion mais un ramassis de croyances hétéroclites1.
Cette rhétorique policière est nourrie d’une appropriation privative des cultures qui ne cesse d’ériger des murs par-ci et des agents d’immigration par-là : à entendre ces propriétaires du monde, on pourrait croire qu’il n’y a qu’une seule manière de faire culture. Loin de cette logique stérile et de ses corollaires, on peut, dans une démarche autre, poser la question de la densité des cultures créoles. Il nous faut inventorier les us et coutumes, les faits et gestes, les manières d’habiter l’espace et le temps, qui ont forgé ce grand maelström que sont toutes ces cultures. Elles ont pour matrice la traite et la colonisation, mais aussi et surtout la lutte acharnée pour la liberté « nous avons choisi d’être libres, osons l’être pour nous-mêmes et par nous-mêmes… »2. C’est à cette entreprise que nous convie depuis deux ans la revue DO-KRE-I-S.
Cependant, cette insularité fermée qu’on leur colle au dos, réduisant l’horizon à un soleil et des cocotiers, les créoles la rejettent pour faire fenêtre sur le monde. Tout en affirmant que nous sommes producteurs de modes de vie, de symboles, de valeurs, de langues et de langages, nous nous proposons de mêler nos vies et de mettre nos perspectives en conversation avec tous. Parce que le repli bafoue les possibles. Parce que tout ghetto, créole ou pas, est un camp de concentration en devenir.
Dans le premier numéro de DO-KRE-I-S, il était question de voyage. Non pas d’embarcation forcée ni de traite. Nous avions décidé d’entamer un voyage à travers l’imaginaire créole, et de caresser l’histoire à rebrousse-poil pour redessiner nos horizons et mieux nous inscrire dans le temps. Des contributeurs d’une dizaine de pays, issus majoritairement de la même matrice culturelle, ont participé à ce périple, échangeant leurs cartes pour envisager la possibilité de réduire l’étendue des mers en vue de l’avènement d’un nous-monde.
Ce deuxième numéro de la revue souhaite prolonger le même esprit : briser les frontières, escalader les murs. Il est consacré à la thématique du « Miroir ». Après le voyage, après les rencontres, nous sommes arrivés à l’évidence que l’identité est une narration permanente et qu’elle se construit dans la confrontation-échange-enchevêtrement avec l’autre. Trop souvent, nous avons refusé de regarder l’autre en face, de le voir miroir : l’enfer, c’est les autres. On était convaincus d’altérer notre essence à leur contact. N’en déplaise aux prophètes de la pureté, il n’y a pas d’identité sui generis ; « l’identité n’est pas ce qui caractérise notre réticence au changement mais plutôt ce qui définit notre manière spécifique de changer au contact des autres »3. Le miroir nous paraît être un instrument nécessaire à proposer au visage du monde. Miroir pour réfléchir. Refléter et renvoyer la lumière. Entraîner son raisonnement, sa mémoire. Miroir pour se voir et se recréer, mieux. Miroir pour (se) comprendre. Miroir pour briser les frontières
de nos ghettos culturels. Étrangers, tous autant que nous sommes, le salut, c’est les autres.
Ce nouveau numéro propose aux lecteurs des contributions denses et diversifiées.Il aborde le « Miroir » sur plusieurs angles articulés autour des rubriques intitulées « DO », « KRE », « I », et « S ». Ainsi, la partie « DO » concerne les auteurs qui s’inspirent, pour la plupart, du thème « Miroir » comme vecteur pour redécouvrir leur propre cheminement artistique, sa représentation mythologique, sa réflexivité entre peinture primitive et réalité quotidienne. Dans la série « KRE », l’aspect «Miroir» s’impose dans la création en tant qu’expression perceptive et poétique des réalités socio-culturelles des pays créolophones. « I » présente des personnalités et des lieux du monde artistique et littéraire des communautés créoles, tels que la chanteuse haïtienne Émeline Michel et le village de Kaw, un endroit mystérieux en Guyane dont l’histoire est peuplée de musiques et de tempérance. Enfin, la partie « S » invite les lecteurs à apprécier certains aspects didactiques et structurels du créole haïtien.
Voilà toute une série de discours qui reflètent, avec le miroir comme prisme, la constellation ardente des cultures. Il s’agit là de reconnaître une certaine similitude en l’autre, en même temps qu’une capacité à se construire à partir de sa sensibilité propre. Il revient alors de préciser notre manière de réinterpréter les valeurs culturelles sous une double face :authenticité/altérité. Il nous faut par-dessus nos différences, revendiquer la culture comme un legs-monde, faire un pied de nez à son appropriation privative4 et clamer, non sans une once d’ostentation,
que le créole préfigure l’avenir-monde.
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1. Voir Les Fantoches de Jacques Roumain, notamment sa polémique avec le Père Foisset.
2. DESSALINES Jean-Jacques, L’acte de l’indépendance d’Haïti, 1er janvier 1804.
3. DE BENOIST Alain, Nous et les autres, Problématique de l’identité, Krisis, 2007.
4. SARR Felwine, Habiter le monde - Essai de politique relationnelle, Mémoire d’encrier, 2018.
Jean Erian Samson
Les contributeurs
Haïti
Arguens Jean Mary; Barbara Prézeau-Stephenson; Evains Wêche; Florine Demosthène; Garnel Innocent; Guy-Gérald Ménard; Guyodo; Hérold Courtois; Jean D’Amérique; Jean Erian Samson; Le Centre d’Art; Léo D. Pizo Bien-Aimé; Mafalda Nicolas Mondestin; Maksaens Denis; Manuel Mathieu; Michel DeGraff; Murat Brierre; Néhémy Pierre-Dahomey; Ralph Allen; Rafaël Lucas; Sadrac Charles; Simil; Stanley Péan; Sterlin Ulysse; Stevenson Mervil; Tessa Mars; Valérie Noisette; Watson Charles; Yves Déjean
Île Maurice
Ennri Kums; Guihem Florigny; Kovillina Durbarry; Khalid Atchia; Umar Timol
La Réunion
André Robèr Catherine Panot Christian Jalma Estelle Coppolani Jack Beng-Thi Judith Profil Karl Bègue Lolita Monga Teddy Iafare-Gangama
Madagascar
Pierrot Men
Guyane
Jean-Paul Leclercq; Kristen Sarge; Pierre-Olivier Jay; Tian Sio Po
Martinique
Cécile Césaire Lanoix; Françoise Foutou; Mikaël Saint-Honoré
Brésil
Werner Garbers
Seychelles
Helda Marie; Magie Faure-Vidot Vijay-Kumar
Guadeloupe
Cassandre Surinon; Cocks Georges; Gérard Théobald; Philippe Bon; Ronald Cyrille
Belgique
Eléonore Coyette; Gaëtan Sortet; Khalid El Morabethi
Bénin
Lylly Houngnihin
Canada
Katel Le Fustec
France
Adine Barak; Annabelle Roussel; Cati Roman; Corentin Fohlen; Florence Conan; Guillaume Damry; Hélène Bléhaut; Nathalie Man; Philippe Pons; Sadio Diloo; Bruce Clarke
Liban
Murielle El Hajj Nahas