À dos de Vagues…
À côté du nom chantant de Port-au-Prince, un soleil jaune. « 95°F » indique l’écran qui surplombe la porte d’embarquement à l’aéroport de Miami. « Boarding is now open for priority customers and frequent travelers… »
Jean Erian Samson, directeur des Éditions des Vagues, et ses camarades nous accueillent dans le brouhaha de la sortie de l’aéroport Toussaint Louverture. Nous frustrons quelques dames en uniforme (jaune) en refusant poliment leur taxi et filons avec les enfants des Vagues après les embrassades de rigueur. Pour un dollar un homme parmi d’autres s’approprie nos bagages avec empressement. 95°F – pas loin de la température du corps humain – et ce soleil jaune qui transperce le bleu du ciel et ma peau avec. Le 4x4 qui a déjà bien vécu nous dépose à l’hôtel Park. Là dans l’ombre baignée d’une légère brise salutaire, là dans le patio de l’hôtel, nous faisons connaissance plus amplement et trinquons avec quelques Prestige frappées. Bienvenue à la quinzaine Vagues Littéraires ! Samson me dévoile l’agenda (jaune) des activités et Syndia la feuille de route bien remplie qu’elle a concoctée pour nous. Tout ça me laisse rêveur…
Une belle nuit de sommeil lourd, un petit-déjeuner avec les colibris et nous ouvrons cette quinzaine le 11 juillet par une conférence de presse au Centre d’Arts devant plusieurs caméras, puis on enchaîne avec une première émission dans l’atmosphère parfaitement climatisée de Radio Télévision Espace. « J’écris comme je vis », le mot de Dany Laferrière, donne le « La » des festivités; au programme : conférences, ateliers d’écriture, causeries et ventes-signatures, projections, lectures scéniques et théâtre – avec notamment Ida de Guy Regis Junior. La quinzaine, que j’aime appeler Festival, courra de Gonaïves à Léogane et de Jacmel à Jérémie, avec toujours comme point focal la métropole Port-au-Princienne. Une fois lancée, la caravane ne s’arrêtera plus et c’est véritablement dans un tourbillon que mon compagnon, l’acteur New Yorkais Mark Douglas, et moi-même, vivrons ces douze jours dans la jaune chaleur haïtienne. Juste le temps de prendre son souffle avec une visite émouvante au musée du panthéon haïtien (MUPANAH), où l’on découvre l’ancre de la Santa Maria de Colomb et la cloche qui a sonné l’indépendance de la première République Noire en 1804, et un détour par le Bureau National d’Ethnologie où l’on est reçu par son affable directeur, l’homme de spectacle Erol Josué, après une immersion fascinante dans le Vaudou Haïtien à travers ses costumes et artefacts.
Le jeudi 13, James Noël, maître de d’œuvre de la revue Intranqu’îllités et coordonnateur d’une vibrante anthologie de poètes haïtiens vivants (Points, 2015), nous fait une lecture bien inspirée de son nouveau livre Maji Gri Dji, tout juste sorti chez Legs Editions, également partenaire de la quinzaine. De bonnes ondes qui traversent les corps, y compris le mien et ce malgré ma connaissance plus que rudimentaire du créole. La musicalité est là, les ondes ne peuvent mentir – et je m’y connais. La magie est à l’IERAH ce soir-là. Et elle se poursuit avec une solide représentation des Bonnes de Jean Genet à la Fokal, dans une mise en scène d’Eliezer Guerismé, portée par l’actrice bien connue Jenny Cadet et ses deux jeunes consœurs, Naïza Fadianie Saint Germain et Jacinthe Clorette.
Le lendemain c’est mon tour, avec la présentation de Quantum Jah, un livre en langues entremêlées fait de bribes de vie et de rêve, le chaos du monde en poèmes sur papier épais, embrassant les peintures volcaniques de Sébastien Jean. La causerie sera suivie du film de Maryse Jean-Louis Jumelle sur le travail habité voire parfois torturé, mais souvent lumineux aussi, de l’artiste et ami. Avec une dizaine de jeunes Port-au-Princiens, j’apprendrai le b.a.-ba de la photographie, inspiration d’un atelier d’écriture poésie-photo, grâce à Samuel Suffren, artiste, écrivain et collaborateur de l’association Vagues Littéraires et de la revue Do Kre I S, dont le premier numéro sortira bientôt du chaudron des poètes. Une nouvelle revue toute entière axée sur les cultures créoles. Nous discutons livres, revues et problèmes de subventions à la culture et aux arts en Haïti lors d’une rencontre avec Dieulermesson Petit Frère, membre du trio de tête de Legs Éditions, dans son émission sur Magik 9.
Alors que les activités se poursuivent à Port-au-Prince et à Jacmel, notamment une remarquable conférence de Georges Eddy Lucien sur l’occupation américaine en Haïti, l’hydre des Vagues se divise et Samson et moi embarquons le 17 pour Jérémie, la bien-nommée ville des poètes, couronnée d’un monument aux illustres grands frères, Jean Brière, Emile Roumer et Etzer Vilaire. Carrefour, Léogâne, Petit-Goâve, Miragoâne, Fonds-des-Nègres, puis la traversée souvent cahotante sur les routes non macadamisées et criblées de trous des montagnes, dans l’arrondissement des Cayes, avant de descendre vers la Gande Anse, Beaumont (comme la ville belge où j’ai grandi !), et enfin Jérémie. Ville des poètes mais ville victime aussi des ravages de l’ouragan Matthew il y a moins d’un an. Il en reste des cicatrices, végétation décapitée et baraques détruites ici et là ; cependant la ville solaire donne l’impression de s’être bien remise. Avec un cœur qui bat et des atours de couleurs. Teintes chatoyantes des robes, des tap-taps et des masures, même délabrées, eaux turquoise de la baie, et toujours ce jaune… L’écrivain et dentiste Evains Wêche nous accueille et nous conduit à l’hôtel Délivrance, charmante bâtisse aux grandes terrasses tenue par une non moins charmante jeune fille, un peu laid-back, dirait un Américain. Après quelques Prestige au café du coin de la Cathédrale Saint-Louis (c’est devenu une tradition), on s’endort comme des poètes, des paysages plein la vue. La journée suivante reste dans ma mémoire comme un pur éclat de lumière, comme la joie simple de ces enfants de l’Alliance Française jouant du tam-tam après leur classe, un petit cadeau du ciel. Atelier d’écriture et rencontre avec les jeunes du club littéraire, poésies ailées en coupé-collé d’extraits de journaux, nouvelle causerie autour de Quantum Jah, joie et sourires bien partagés. Wêche nous fait découvrir le front de mer, soleil couchant et palabres à la pointe du long wharf qui s’avance dans le golfe de la Gonâve. Comme au Champ de Mars de Port-au-Prince, des jeunes garçons, ombres parmi les ombres, tournent en moto dans la semi-obscurité, sans doute des apprentis taxis…
Mais la nuit est courte, il faut déjà se séparer de la Grande Anse, comme d’une amante d’un soir. Visions de songes alors que nous traversons la ville dépourvue d’électricité au beau milieu de cette nuit, des chiens et des cochons errants, pour rejoindre le bus du retour que nous attendrons une heure assis sur un perron du centre-ville, à regarder les étoiles du ciel de Jérémie ; Étiez-vous là, Jean, Emile et Etzer ?
D’autres activités nous attendent au retour à Port-au-Prince. Un spectacle puissant de l’acteur et metteur en scène Williamson Belfort, adapté librement du livre Hadrianna dans tous mes rêves de René Depestre, au centre culturel Pye Poudre ; une Nuit Blanche contrariée par la pluie. D’autres rencontres, d’autres regards, d’autres partages. Avec toujours la poésie dans les visages et dans les voix. Avec la poésie comme lien entre les hommes et les femmes, d’ici, en Haïti, ou d’ailleurs, comme moi. Pour paraphraser cette devise commune, j’ai envie de dire qu’ici, vraiment, « la poésie fait la force ». De ces Vagues Littéraires qui m’ont submergé, englouti puis recraché entre les rivages de Jérémie et de Port-au-Prince, je sors sonné, à bout de souffle, mais diantrement heureux. Heureux comme un enfant. Et je pense ne pas être le seul…
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